« Il faut distinguer entre MAM et MAM »
Par Kirrily de Polnay
Kirrily de Polnay est conseillère en nutrition pour MSF basée à Bruxelles. Elle dirige le groupe de travail de MSF pour la nutrition. Elle est médecin avec une formation en pédiatrie. Elle a travaillé sur le terrain avec MSF puis à l'Institut de Médecine Tropicale à Anvers avant de retourner à MSF en 2016, avec un poste au siège.
Cinq visages dans l’expectative me regardent, dans l’attente de ma réponse à la question. Je me lance : « Bon, il faut distinguer entre MAM et MAM ». Cinq visages dans l’expectative froncent les sourcils, sourient nerveusement, semblent confus.
Je me trouve dans le service hospitalier de nutrition, à Masisi (République démocratique du Congo). Les cinq visages dans l’expectative sont deux médecins, deux infirmières et un assistant en nutrition. Nous faisons les visites du matin ensemble. Une fois que tout le monde a compris que, oui, c’est exactement ce que je voulais dire, que mon mauvais français n’était pas en cause, j’essaie de m’expliquer du mieux possible.
La question qu’ils me posent est l’une d’une série de questions que l’on me pose dans de nombreux projets dans beaucoup de pays et de continents différents : « Comment devons-nous soigner les enfants souffrant de malnutrition aiguë modérée (MAM) avec des complications médicales qui nécessitent une hospitalisation — devons-nous les soigner comme s’ils souffraient de malnutrition aiguë sévère (MAS) ? Les fait-on passer par le protocole complet de traitement nutritionnel, à commencer par le F-75 ? À leur sortie de l’hôpital, les orientons-nous vers les soins de nutrition du programme thérapeutique ambulatoire (PTA) ? »
À Médecins Sans Frontières (MSF), pratiquement tous nos projets sont mis en œuvre directement par les médecins, les infirmières, les sage-femmes, les pharmaciens, les psychologues, etc., de MSF, qui travaillent sur le terrain, que ce soit avec le personnel du Ministère de la Santé ou dans nos propres projets. Nous essayons de préparer notre personnel à faire face aux nombreux contextes et aux problèmes médicaux différents auxquels il sera confronté grâce à des protocoles médicaux et des directives qui tiennent compte des évidences les plus récentes, combinées à notre expérience clinique collective. Nous essayons ensuite de les soutenir par des visites sur le terrain, par des appels téléphoniques, par Skype et par courriel, afin de veiller à ce que ces protocoles procurent la qualité des soins aux patients à laquelle nous aspirons tous.
L’un des objectifs principaux de cette approche est de guider les cliniciens, qui possèdent différents niveaux d’expérience clinique et d’expertise, depuis le responsable de santé communautaire de Sierra Leone, qui travaille maintenant dans notre unité de soins intensifs pédiatriques avec seulement trois années de formation médicale, jusqu’au médecin effectuant à sa première mission, qui a dix ans d’expérience en Europe mais n’a jamais vu d’enfant souffrant de malnutrition.
Nous n’avons pas toujours le luxe de disposer de cliniciens expérimentés qui peuvent appliquer nos protocoles, puis ensuite utiliser leur propre expérience et leurs connaissances pour adapter le traitement à chaque patient. Ceci est surtout le cas pour les enfants souffrant de MAM accompagnée de complications, qui nécessitent un traitement hospitalier. Les complications peuvent inclure, entre autres, un état de choc, une altération de l'état de conscience (coma, léthargie, somnolence), des crises convulsives, une pneumonie, une diarrhée sanguinolente ou avec déshydratation sévère, une anémie sévère, un paludisme grave, d'autres infections graves (comme la méningite), des maladies graves de la peau et des malformations congénitales donnant lieu à des difficultés d'alimentation.
Le plus souvent, MSF soigne ces enfants en appliquant la même approche que pour ceux souffrant de MAS, les soumettant au même traitement médical et nutritionnel.
C’est en effet cette méthode que je suivais en 2011 en tant que médecin de terrain, à mes débuts avec MSF. Je n’avais pas encore été exposée à la malnutrition ; ma formation dans le sud de Londres m’avait confrontée à la tuberculose, au VIH et même au rachitisme chez les enfants, mais traiter le kwashiorkor et d’autres aspects de la malnutrition a représenté pour moi une énorme courbe d’apprentissage. Même alors, je me demandais si c'était la meilleure chose à faire pour tous ces enfants, mais aucune recommandation internationale ferme et différente à celles de MSF n’existait.
Plus je passe de temps à soigner des enfants souffrant de malnutrition, sur le terrain et maintenant depuis le siège, en donnant des recommandations cliniques pour des cas individuels ainsi qu’en travaillant sur les protocoles et les directives que j’ai mentionnés plus haut, plus les cas de MAM avec complications médicales me paraissent compliqués.
L’un des principaux problèmes est celui de la poule et de l’œuf. MSF est susceptible de voir deux grands profils de MAM accompagnée de complications médicales — et probablement tout ce qu’on peut retrouver entre les deux. Il y a des enfants très malades qui viennent dans nos formations sanitaires, parfois même dans le coma ou en pleine crise convulsive, et qui, pendant le triage, s'avèrent souffrir de MAM. Après 24 à 48 heures d’un traitement approprié et d’un suivi rigoureux, ces enfants récupèrent leur vivacité. Cette capacité des enfants, semblable à celle de la résurrection de Lazare, de se remettre rapidement de la maladie est la raison pour laquelle nous aimons tellement la pédiatrie.
Puis il y a l’autre profil. Ces enfants se présentent avec les mêmes conditions et, après le traitement initial de 24 à 48 heures et le suivi, vont habituellement un peu mieux, mais ne sont absolument pas en train de bondir dans tout le service. Ces enfants sont plus lents à réagir et peuvent expérimenter des hauts et des bas dans leur état. Le sentiment général est que cet enfant est vulnérable — c’est un enfant que nous devons surveiller.
Nous en avons déduit que le premier profil est probablement celui d’un enfant qui est devenu gravement malade (sur une période qu’il est souvent difficile à déterminer) et qu’il a ensuite souffert de MAM. Cet enfant a probablement encore les ressources physiques et des protections homéostatiques pour pouvoir se remettre avec un traitement approprié. Le second profil est probablement celui d’un enfant qui a souffert de MAM durant une plus longue période et dont la physiologie a dû s’adapter encore et encore à une diminution des ressources, et qui a peut-être aussi subi un certain nombre de maladies les unes à la suite des autres. Survient alors une crise sévère qui le fait basculer ; l’homéostasie ne fonctionne plus et son corps ne peut plus résister. Sa réponse plus lente au traitement, et plus chaotique, est certainement liée à la MAM.
En suivant ce raisonnement, il pourrait sembler logique que le premier profil d’enfants soit traité en tant que MAM plutôt que MAS ; c’est-à-dire, commencer par leur donner des aliments normaux dès que leur condition est suffisamment stable pour une nutrition entérale (que ce soit au début par une sonde nasogastrique ou directement par la bouche), avec un apport supplémentaire tel que des aliments supplémentaires prêts à l’emploi. En effet, lorsque j’ai commencé à appliquer aux enfants de ce profil le protocole nutritionnel complet avec F-75 pendant mes premières expériences sur le terrain, je m’inquiétais pour eux craignant qu’ils n’aient pas consommé assez de calories ou de protéines pour combattre leur infection. S’ajoute à cela le fait que ces enfants avaient faim ! C’est déjà assez dur de voir un enfant souffrant de MAS pleurer, réclamant des aliments normaux plutôt que le F-75, mais au moins vous savez que c’est le meilleur traitement actuellement disponible pour son état, et que son cas pourrait s’aggraver si on lui donne des aliments normaux de sa région, du fait du syndrome de réalimentation inappropriée.
En ce qui concerne le second profil d’enfant, celui qui a probablement souffert de MAM pendant longtemps, on peut commencer en toute confiance à leur appliquer le protocole nutritionnel complet comme il semble logique qu’ils nécessitent une approche plus lente, avec une plus grande attention à leur stabilisation métabolique.
Le plus souvent, il est très difficile de déterminer lequel de la maladie ou la MAM est apparue en premier quand un enfant se présente pour la première fois. Pourquoi ? Les raisons sont multiples. Par exemple, les antécédents médicaux de l’enfant que fournit la personne qui est responsable de lui peuvent ne pas être suffisamment précis pour vous aider à déterminer que est le profil de l’enfant. Nous constatons souvent que les personnes en charge des enfants ont du mal à parler d’un manque de nourriture à la maison ou d’une situation difficile qui a conduit à ce que l’enfant consomme moins de nourriture. Nous voyons souvent que ces enfants sont amenés par leur mère, mais qu’ils habitent avec d’autres membres de la famille pendant que la mère travaille ou étudie ailleurs. Pour la mère, c’est un moment éprouvant. Il est peu probable qu’elle ait initialement voulu laisser son enfant, mais c’était la seule manière pour elle de subvenir aux besoins de sa famille. Il se peut qu'elle se sente coupable parce que l'enfant est devenu malade pendant son absence, ou n'a pas eu accès à suffisamment de nourriture ou au bon choix de nourriture. Il y a peu de chance pour qu’elle puisse fournir un rapport clair de l’état de santé de l’enfant durant la période où elle n’était pas avec lui.
Comme mentionné précédemment, ces deux profils sont peut-être les extrêmes du spectre. Ce problème déjà compliqué devient d’autant plus complexe lorsqu’un enfant présente un profil qui se trouve entre ces deux extrêmes : il peut être encore plus difficile de déterminer le meilleur traitement à adopter. Donc, comment pouvons-nous établir un protocole clair qui tient compte de cette complexité et qui puisse convenir à des cliniciens ayant différents niveaux d’expérience et de capacité ? Nous n’avons probablement pas encore trouvé la bonne réponse. Ce que nous avons essayé de faire est de mettre l’accent sur l’évaluation des étapes de soins à venir en tenant compte de la réponse clinique que nous voyons au début du traitement, d’assurer un suivi strict afin de saisir les moindres changements dans l’état clinique, et de discuter de ces cas avec notre équipe médicale. Cette équipe commence par consulter les médecins de terrain, mais me contacte aussi jusqu’à Bruxelles par des courriels directs et des appels téléphoniques ou via notre plate-forme de télémédecine.
Et qu’en est-il du suivi ? De nouveau, nous conseillons au cas par cas et nous donnons à nos équipes l’autonomie pour s’adapter à leur propre contexte. Mais nous savons tous que les pédiatres sont des maniaques du contrôle, donc nous conseillons généralement aux patients de revenir à notre service de consultation externe pour des visites de suivi, même si nos programmes de traitement ambulatoire n’admettent normalement pas les cas de malnutrition aigüe modérée (quelque chose que l’on essaie aussi de changer à MSF…).
Nous avons tous fait notre apprentissage de la médecine en travaillant en équipe ; c’est notre réseau de soutien et souvent notre bouée de sauvetage. Face à certaines de ces questions difficiles et complexes concernant les enfants souffrant de malnutrition, mon équipe médicale s’agrandit au-delà de MSF et fait intervenir la communauté de la nutrition. J’envoie souvent mes appels de détresse à des cliniciens en qui j’ai confiance et que je respecte, tels que Jay Berkley et Indi Trehan. Cela me réconforte quand je constate que nos avis sont concordants (bien que les leurs soient exprimés d’une manière plus éloquente et qu’ils s’appuient sur de nombreux documents qu’il me faut ensuite lire !). Je tire aussi un certain réconfort de savoir qu’il y a un travail de recherche important en cours, tel que l’étude de Mark Manary sur la MAM en Sierra Leone. Nous espérons pouvoir bientôt mieux orienter nos cliniciens sur le terrain et fournir à ces petits souffrant de MAM les meilleurs soins possibles.
Pour en savoir plus, veuillez contacter Kirrily de Polnay.