Éditorial
Chères lectrices, chers lecteurs,
En juillet 2019, nous avons publié une édition spéciale de Field Exchange (numéro 60) sur le continuum de soins dans le cadre de la prise en charge de la malnutrition aiguë. Dans notre éditorial1, nous avions identifié plusieurs domaines d’intervention à améliorer pour assurer un véritable continuum de soins. Ces domaines couvraient notamment la structure institutionnelle de l’Organisation des Nations Unies et la répartition des rôles entre les différentes agences, la gestion de la chaîne d’approvisionnement des produits prêts à l’emploi, ou encore le manque de directives normatives dans certains secteurs, tels que le traitement de la malnutrition aiguë modérée. Nous avons depuis joué un rôle actif auprès de différentes parties prenantes à plusieurs niveaux afin de mettre en lumière ces problématiques et avons essayé, comme tant d’autres, d’accélérer les progrès dans ce domaine. La publication du tant attendu Plan d’action mondial pour la lutte contre l’émaciation conçu par cinq organismes des Nations Unies (Fonds des Nations Unies pour l’enfance – UNICEF, Programme alimentaire mondial – PAM, Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture – FAO, et Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés – HCR) constitue une étape clé pour tous les acteurs du secteur. Alors que paraît cette nouvelle édition, la version finale du Plan d’action mondial2 est désormais disponible et une feuille de route ciblée relative à sa mise en œuvre le sera prochainement. Des discussions se poursuivront tout au long de l’année 2020 dans le but de déterminer les engagements et les actions des gouvernements et d’autres parties prenantes clés. Elles auront pour finalité la publication du plan mondial complet à l’occasion du Sommet sur la Nutrition pour la croissance (N4G) qui se tiendra à Tokyo en décembre 2020.
De nombreux acteurs, dont Emergency Nutrition Network, se sont montrés très réactifs afin de fournir leurs retours sur la version provisoire du Plan d’action mondial durant la courte période de consultation publique qui s’est déroulée en février. L’année 2020 marque le 20e anniversaire de la naissance de la prise en charge communautaire de la malnutrition aiguë, ou PCMA (soins thérapeutiques communautaires). Par conséquent, il nous a semblé particulièrement opportun de partager les réflexions autour du Plan d’action mondial du Dr Steve Collins de Valid International/Valid Nutrition. En effet, Dr Collins est celui qui a conceptualisé l’approche communautaire et joué un rôle majeur dans son déploiement. Ce modèle occupe aujourd’hui une place centrale dans la prise en charge de l’émaciation. Dr Collins n’a pas peur de remettre en question le statu quo, et ses idées donnent matière à réflexion et à débat. Nous vous encourageons d’ailleurs à nous transmettre vos réactions en adressant un courrier à la rédaction.
La série de The Lancet sur le double fardeau de la malnutrition dont cette édition propose une synthèse nous encourage à lutter simultanément contre toutes les formes de malnutrition, à savoir la sous-nutrition, les carences en micronutriments et le surpoids. Il n’est pas simple d’équilibrer les risques à court et à long terme liés aux différentes formes de malnutrition et aux interventions associées. En témoigne l’article d’opinion de Manary et al. qui conteste la prudence à laquelle la série de The Lancet appelle sur le recours aux aliments à haute teneur énergétique et riches en nutriments dans le cadre du traitement de l’émaciation, au motif qu’il pourrait nuire à l’état de santé des patients à long terme. L’importance accrue que l’on accorde enfin au double fardeau de la malnutrition ne doit pas pour autant nous amener à négliger les risques de mortalité à plus court terme associés à l’émaciation. Il sera d’ailleurs intéressant d’examiner les progrès réalisés (ou non) en matière de lutte contre la sous-nutrition lors de la parution, en juin, d’articles complémentaires à la série publiée en 2013 par The Lancet sur la sous-nutrition maternelle et infantile.
Ce numéro revient également sur la nécessité d’élaborer des plans de préparation aux situations d’urgence adaptées au contexte. Le bureau régional de l’UNICEF pour l’Amérique latine et les Caraïbes a rédigé un article dans lequel il présente une initiative régionale qui s’appuie sur un modèle d’évaluation des risques existant afin de déterminer les risques nutritionnels (association d’indicateurs de vulnérabilité et de capacité nutritionnelles) et d’orienter la planification des interventions d’urgence. Les données issues de 33 pays indiquent des lacunes considérables en matière de capacité nutritionnelle et une vulnérabilité nutritionnelle élevée à l’échelle de la région. Des actions nationales et régionales ont été entreprises afin de pallier ces problèmes. Toujours sur le thème de l’importance du contexte en matière de préparation, un article de Mutunga et al. revient sur l’adaptation d’un module de formation mondial sur la nutrition en situation d’urgence dans le cadre d’un programme régional de renforcement des capacités de préparation et d’intervention en situation d’urgence en Asie du Sud-Est. La participation soutenue des pouvoirs publics, qui s’appuie sur des expériences en temps réel et qui s’inscrit dans une planification et des programmes de formation nationaux et infranationaux, a permis de mettre en place des initiatives durables. Le module de formation international sur la nutrition en situation d’urgence dispensé actuellement porte uniquement sur la PCMA, l’alimentation du nourrisson et du jeune enfant et la prise en charge de l’émaciation. Il doit donc faire l’objet d’ajustements pour intégrer d’autres problèmes nutritionnels importants dans ce contexte, tels que le retard de croissance, l’anémie et les maladies non transmissibles. Par conséquent, le module de formation actuellement utilisé sur la nutrition en situation d’urgence doit être revu pour s’assurer de sa portée, de sa pertinence et de son application à l’échelle mondiale.
Même les plans de préparation les plus sophistiqués peuvent être mis à rude épreuve en cas d’événements imprévisibles. C’est ce qu’illustre parfaitement l’article de l’UNICEF sur les interventions mises en place pour faire face à l’arrivée de réfugiés rohingya à Cox’s Bazar, au Bangladesh. Les auteurs décrivent un modèle hybride de coordination du secteur nutrition qui repose sur la planification des groupes thématiques (clusters) existants axés sur la préparation du gouvernement ainsi que sur le modèle de clusters du Comité permanent interorganisations, sans que ces derniers soient officiellement activés. L’absence de reconnaissance des Rohingya nouvellement arrivés en tant que réfugiés officiels de la part du gouvernement bangladais a rendu la division du travail plus compliquée au sein des Nations Unies. Le HCR a joué le rôle de coordinateur. Face à une situation aussi complexe, les interventions nutritionnelles ont été fragmentées. Au vu de cette expérience, les auteurs suggèrent d’analyser les modèles de coordination à suivre en cas de scénario atypique. Ils recommandent en outre de mettre au point des directives/mécanismes de coordination mondiaux adaptés et de les intégrer aux systèmes nationaux et infranationaux, en étroite collaboration avec les autorités publiques.
La pandémie de COVID-19 qui sévit actuellement est sans doute l’exemple qui illustre le mieux la nature totalement imprévisible de certains événements et le caractère totalement inédit de l’intervention mondiale à planifier pour y faire face. Les répercussions de cette crise sur la nutrition risquent d’être considérables et pourraient inclure, par exemple, la réaffectation de certains financements à des traitements menacés dans les établissements aux capacités limitées, ou encore l’accès réduit aux services de prévention, tels que les campagnes de supplémentation de masse en vitamine ou les campagnes de vaccination. À plus court terme, comment peut-on se préparer aujourd’hui à la flambée de l’épidémie dans certaines régions d’Afrique et d’Asie où les capacités de diagnostic sont actuellement inexistantes et les systèmes de santé fragiles ? Ce numéro propose deux synthèses d’études permettant de faire un point sur les premières observations en la matière, ainsi que des informations techniques fournies par le Mécanisme mondial d’assistance technique pour la nutrition (GTAM). Ces dernières donnent accès à un ensemble de ressources et de documents d’orientation visant à aider les professionnels à intégrer les plans de préparation et d’intervention face à la COVID-19 aux programmes humanitaires axés sur la nutrition. Ces informations feront l’objet de mises à jour régulières.
Comme le montrent plusieurs articles, il est très compliqué de déterminer les effets des interventions sur la nutrition. Or, cette étape est cruciale en vue de déployer les programmes à grande échelle. L’évaluation d’un programme de protection sociale mis en place au Nigéria et ciblant les mères et les enfants dans leurs 1000 premiers jours de vie n’a pas permis de démontrer que le programme avait des effets sur la prévalence de l’émaciation et de la sous-nutrition (objectif visé). En revanche, l’évaluation a montré que le programme avait des répercussions positives sur le recours aux services de soins prénatals, sur certains indicateurs de santé, sur les pratiques en matière d’alimentation du nourrisson et du jeune enfant, ainsi que sur la prévalence du retard de croissance. La question qui se pose est donc la suivante : ce constat reflète-t-il l’absence d’impact du programme sur la nutrition, ou simplement les limites d’un instrument anthropométrique imprécis que l’on assimile à tort à l’état nutritionnel ? Un article de Berhanu et al. présente les enseignements tirés jusqu’à présent du déploiement du projet Growth through Nutrition en Éthiopie. Ce programme multisectoriel quinquennal (de 2016 à 2021) est mis en œuvre dans 110 districts de quatre régions du pays. Des évaluations menées à mi-parcours ont révélé des améliorations en ce qui concerne l’apport alimentaire minimum acceptable des enfants, la supplémentation en fer et acide folique des femmes enceintes, le recours aux soins prénatals, de même que les pratiques des ménages liées à l’eau, l’assainissement et l’hygiène. En revanche, les résultats étaient plus contrastés s’agissant des comportements liés à l’allaitement. Les répercussions sur l’état nutritionnel des enfants n’ont pas encore été évaluées et la principale difficulté consistera à comprendre les processus à l’origine des effets observés. Deux articles de recherche de l’université Tufts soulignent l’impérieuse nécessité de mener des recherches rigoureuses et de recueillir des données probantes de qualité en vue d’améliorer les politiques et les programmes. L’état des lieux des travaux de recherche actuels portant sur l’emploi d’aliments nutritionnels spécialisés dans le cadre de la lutte contre la malnutrition a révélé un contexte de mise en œuvre et des résultats nutritionnels restreints. Davantage de travaux doivent être entrepris dans les situations d’urgence et les milieux urbains, sur la prévention, sur le rapport coût-efficacité de méthodes non conventionnelles, ainsi que sur les effets à long terme sur la santé et la nutrition. L’examen des méthodes de recherche adoptées pour étudier l’emploi d’aliments nutritionnels spécialisés, par la même équipe, a fait état de nombreuses limites dans la conception des études, ce qui remet en cause les données probantes obtenues et ne permet donc pas d’orienter l’élaboration de politiques et de programmes. Les auteurs recommandent aux organismes internationaux, aux bailleurs de fonds de la recherche, aux chercheurs ainsi qu’aux professionnels de prendre certaines mesures en vue d’obtenir des données de meilleure qualité sur les effets des programmes mis en place.
S’il est indispensable de démontrer les répercussions et l’efficacité des programmes de nutrition pour créer un environnement propice à leur déploiement à plus grande échelle, cela ne suffit pas pour autant. Ainsi, bien que l’efficacité des programmes relatifs à la PCMA soit indéniable, nombreux sont les pays qui peinent à atteindre un taux de couverture des programmes approprié. Qui plus est, le degré d’intégration des programmes dans les systèmes publics et le fait qu’ils bénéficient ou non de financements à long terme, via des fonds publics et/ou des financements à long terme pour le développement, revêtent également une importance capitale. Le coût, mais aussi le coût d’opportunité, que les programmes représentent pour les autorités publiques et les services de santé constituent également des facteurs déterminants à prendre en compte au moment de tester des interventions nutritionnelles. Ces éléments sont intrinsèquement liés au contexte et dépendent de la situation économique des pays, de leurs politiques (favorables aux populations pauvres et axées sur l’équité) et de la place accordée à la nutrition au sein du gouvernement. Les nutritionnistes ne peuvent pas se contenter d’étudier le bien-fondé technique et les réalisations des programmes. Dès le début des phases de conception et de mise en œuvre, les concepteurs des programmes doivent tenir compte de la probabilité et de la possibilité d’obtenir le soutien des gouvernements nationaux à long terme. Dans ce contexte, il est encourageant de constater que plusieurs articles publiés dans ce numéro mettent en lumière le leadership de certains gouvernements et leur collaboration fructueuse avec des partenaires pour le développement. C’est ce que révèle une étude qualitative du programme Suaahara II (Manandhar et al.) qui s’intéresse aux facteurs influençant l’allocation et l’utilisation des budgets locaux, en particulier ceux en lien avec la nutrition, dans quatre districts népalais. Malgré la sensibilisation des administrations locales à la nécessité et à l’utilité de ce programme, de nombreuses difficultés persistent, notamment en ce qui concerne les processus budgétaires locaux.
La nutrition a toujours été un domaine interdisciplinaire. Or, les professionnels se laissent parfois happer par les aspects techniques de la programmation au point d’en oublier de se poser une question pourtant cruciale : est-il possible de déployer cette intervention éprouvée à grande échelle ?
Marie McGrath, Jeremy Shoham et Chloe Angood, rédacteurs de Field Exchange
1 www.ennonline.net/fex/60/extendededitorial
2 Plan d’action mondial de lutte contre l’émaciation des enfants : cadre d’action destiné à accélérer les progrès en faveur de la prévention et de la prise en charge de l’émaciation chez les enfants, et de la réalisation des objectifs de développement durable. 9 mars 2020. Disponible à l’adresse suivante : www.who.int/internal-publications-detail/global-action-plan-on-child-wasting-a-framework-for-action