Groupe d’intérêt technique sur l’émaciation et le retard de croissance : synthèse des travaux réalisés à ce jour
Cet article présente les travaux réalisés par le groupe d’intérêt technique sur l’émaciation et le retard de croissance depuis sa création en 2014. Il met en lumière les principales recherches qui ont été menées en vue de mieux comprendre la relation complexe entre émaciation et retard de croissance. Cet article a été écrit par Natalie Sessions, nutritionniste senior chez ENN, et Tanya Khara, directrice technique chez ENN.
Contexte
Au cours des dernières décennies, le secteur de la nutrition a segmenté la conceptualisation et la pratique de la lutte contre l’émaciation et le retard de croissance chez l’enfant, entraînant l’émergence de politiques, de programmes, de recherches et de mécanismes de financement différents pour s’attaquer séparément à ces deux problèmes. Les programmes d’urgence tendent ainsi à se focaliser sur des objectifs à court terme, à savoir le traitement de l’émaciation chez l’enfant et la prévention des décès, tandis que les programmes de développement à plus long terme mettent davantage l’accent sur la prévention du retard de croissance et des déficits en micronutriments qu’entraîne la sous-nutrition à long terme. Il est pourtant bien connu que de nombreux contextes qui ne relèvent pas de situations d’urgence et où l’accent est mis sur le développement à long terme présentent un important nombre de cas d’émaciation, et que la prévalence du retard de croissance est élevée dans de nombreux contextes humanitaires. Cette distinction entre lutte contre l’émaciation et lutte contre le retard de croissance persiste également en dépit du fait que, dès 1973, l’expert en malnutrition de l’enfant John Waterlow soulignait l’interdépendance de ces deux problématiques, écrivant que « dans la pratique, chez un grand nombre d’enfants sous-alimentés, les deux processus sont à l’œuvre » (Waterlow, 1973).
ENN a commencé à s’intéresser à cette distinction en 2014, dans l’optique de mieux comprendre les relations et intrications complexes entre émaciation et retard de croissance et de déterminer si l’actuelle distinction opérée entre les deux s’avère effectivement justifiée et utile pour atteindre les objectifs des programmes de prévention et de traitement de la malnutrition. Pour ce faire, ENN a mis sur pied le Groupe d’intérêt technique sur l’émaciation et le retard de croissance (WaSt TIG), qui réunit 42 chercheurs, responsables de programme et donateurs disposant d’une expertise en matière de croissance, de nutrition et d’épidémiologie chez l’enfant. Initialement axé sur l’examen des données existantes et sur la définition des lacunes en matière de recherche, le travail du WaSt TIG a progressivement évolué depuis 2014 vers l’exploitation de données existantes, l’approfondissement et la communication de leçons apprises à date, ainsi que l’analyse des implications des conclusions tirées en matière de politiques et de pratiques.
Examen des preuves existantes et identification des lacunes en matière de recherche
Au départ, le WaSt TIG a réalisé une revue narrative de la littérature existante sur les liens entre émaciation et retard de croissance1. Cette analyse s’attachait à explorer les preuves de causes et d’effets communs, à examiner les modèles d’association, à mettre en évidence les mécanismes physiologiques qui peuvent relier ces deux formes de sous-nutrition, ainsi qu’à réfléchir aux potentielles implications politiques et programmatiques des indications découlant des preuves examinées. Déjà à ce stade précoce, il était clair pour le WaSt TIG que l’émaciation et le retard de croissance étaient plus étroitement corrélés qu’on avait tendance à le penser. Un résultat particulièrement frappant est que les enfants atteints à la fois d’émaciation et de retard de croissance présentent un risque de mortalité disproportionnément élevé (McDonald et al., 2013). Cet examen narratif mettait également en lumière un certain nombre de lacunes en matière de recherche. Un exercice d’établissement des priorités de recherche a donc naturellement été réalisé afin d’axer les futurs investissements de recherche sur le lien entre ces deux phénomènes (Angood et al., 2016). Cet exercice a permis au WaSt TIG de dégager des priorités claires et de déterminer les prochaines étapes à suivre afin de mieux comprendre la relation entre émaciation et retard de croissance.
Le WaSt TIG a constaté que certaines questions de recherche pouvaient être résolues au moyen d’une analyse approfondie d’ensembles de données déjà existants. Deux questions, en particulier, semblaient relativement simples à résoudre. Il s’agissait des questions suivantes : « quels éclairages supplémentaires peut-on obtenir à partir des données transversales au sujet des facteurs associés à l’émaciation et au retard de croissance chez l’enfant et de leur concomitance ? » et « comment évolue la concomitance de l’émaciation et du retard de croissance avec le temps ? ». Pour y répondre, le groupe s’est attelé à explorer des ensembles de données existants. À la demande du groupe d’experts indépendants qui coordonnait la production du Rapport mondial sur la nutrition de 2015, une analyse succincte des enquêtes nationales de cinq pays affichant un niveau élevé d’émaciation et de retard de croissance a été réalisée afin d’estimer le nombre de cas d’enfants présentant à la fois une émaciation et un retard de croissance2. Cette analyse a permis de déterminer que quelque 16 millions d’enfants à travers le monde pourraient souffrir à la fois d’émaciation et de retard de croissance.
Exploration des données existantes
Afin d’étoffer cette analyse, le WaSt TIG a ensuite conduit une nouvelle analyse des ensembles de données issus des enquêtes démographiques et sanitaires et des enquêtes en grappes à indicateurs multiples de 84 pays. Cette étude a permis de dégager une estimation de la prévalence consolidée du nombre de cas d’enfants présentant à la fois une émaciation et un retard de croissance dans ces pays. Cette estimation était de 3,0%, avec un intervalle de confiance de 95% [2,97-3,06], pour des valeurs allant de 0 à 8,0%. (Khara et al., 2018). Les résultats de cette première estimation multipays de la prévalence et du nombre de cas de concomitance de l’émaciation et du retard de croissance ont été publiés dans le Rapport mondial sur la nutrition 2016 (Rapport mondial sur la nutrition, 2016). Les données des enquêtes de suivi et évaluation standardisés des urgences et transitions (SMART) de 51 pays ont également été analysées afin d’étudier cette concomitance de manière plus approfondie (en cherchant à déterminer le profil des enfants touchés) et de comprendre si les mesures appliquées actuellement dans le cadre des programmes permettaient de détecter ces cas de concomitance (Myatt et al., 2018). Cette analyse a révélé que les enfants les plus susceptibles de présenter une concomitance d’émaciation et de retard de croissance sont les plus jeunes (moins de 36 mois) et les garçons.
Afin d’affiner ces premières conclusions, le WaSt TIG s’est ensuite attelé à explorer les ensembles de données de cohortes existants. Pour mieux comprendre ce que recouvre la concomitance de l’émaciation et du retard de croissance et en décrire précisément les implications pour ce qui est d’identifier les enfants présentant le risque de mortalité le plus élevé en vue de les traiter en priorité, le groupe a pu examiner les indicateurs nutritionnels et le risque de mortalité d’une cohorte d’enfants à Niakhar, au Sénégal (Garenne et al., 2019). L’étude de ces données a confirmé que la concomitance de l’émaciation et du retard de croissance constituait un important facteur de risque de mortalité infantile. En examinant de plus près la capacité de différents indicateurs à repérer les risques de décès, il a été constaté que l’association d’un score z du poids-pour-âge et d’un périmètre brachial particulièrement faibles constituait l’indicateur le plus efficace pour repérer les enfants présentant le risque de mortalité le plus élevé, y compris ceux présentant à la fois une émaciation et un retard de croissance. Cette analyse a conduit à l’élaboration d’une note conceptuelle sur une étude de cohorte visant à examiner la relation entre le retard de croissance et l’émaciation ainsi que leur effet combiné sur la mortalité dans le cadre des pratiques programmatiques existantes. Un financement a été obtenu auprès du Bureau d’assistance humanitaire de l’Agence des États-Unis pour le développement international.
Au même moment, une analyse des données d’une cohorte de la Gambie provenant du programme de surveillance du Medical Research Council (MRC) a été lancée séparément afin d’étudier l’évolution de l’émaciation et du retard de croissance chez l’enfant au fil du temps et de détecter d’éventuelles tendances.
Approfondissement et diffusion des résultats
L’analyse des données de surveillance du MRC s’est avérée complexe, mais édifiante (Schoenbuchner et al., 2019). Elle a confirmé de précédentes conclusions de Richards et al. (2012) établissant que l’émaciation était annonciatrice d’un retard de croissance trois mois plus tard, que les sujets présentent déjà ou non un retard de croissance. Elle a en outre révélé que les enfants qui commençaient à accuser un retard de croissance à l’âge de deux ans avaient davantage souffert d’émaciation au cours de leur vie que les enfants ne présentant pas de retard de croissance. Cette analyse a également mis en évidence des tendances saisonnières en matière d’émaciation. En effet, les enfants nés au début de la saison des pluies annuelle présentent un déficit précoce de croissance, ce qui les expose à un risque accru de retard de croissance par la suite.
Il a semblé important au WaSt TIG de commencer à se poser la question des implications que pouvaient avoir ces dernières études. Une note de synthèse intitulée « L’émaciation et le retard de croissance chez l’enfant : arrêtons de les considérer séparément »3 a donc été élaborée. Cette note présente les preuves scientifiques qui permettent de conclure que l’actuelle distinction opérée entre émaciation et retard de croissance dans les politiques, les programmes et la recherche n’est pas justifiée et pourrait même s’avérer néfaste. Cette constatation appelle à un changement radical de la vision, du financement et des interventions liés à l’émaciation et au retard de croissance, ainsi que le confirme et le précise l’article d’opinion « Beyond Wasted and Stunted – A paradigm shift is needed to fight child undernutrition »4 publié dans The Lancet Child and Adolescent Health.
Une évaluation du travail du WaSt TIG s’appuyant sur une méthode de « récit de changement »5 a également été conduite. Cette évaluation a permis de constater que les réussites de ce projet étaient dues au mode de fonctionnement du WaSt TIG, qui est composé de divers experts indépendants qui s’engagent en leur propre nom, sans représenter les intérêts des institutions auxquelles ils appartiennent, et qui travaillent dans une dynamique engagée, itérative, exploratoire et orientée vers l’action. Parmi les réalisations de ce projet, il a été constaté qu’il avait notamment favorisé l’établissement d’un solide ensemble de preuves sur les liens entre l’émaciation et le retard de croissance, encouragé les discussions et un changement de discours sur l’émaciation et le retard de croissance et sur les mesures à prendre pour y remédier au niveau mondial par différentes institutions, et contribué à combler le fossé entre la lutte contre l’émaciation et la lutte contre le retard de croissance.
Implications politiques et pratiques
En 2020, le WaSt TIG a entamé sa quatrième phase d’action, tout en continuant de travailler sur les principaux axes déjà investis. Cette nouvelle phase prévoit notamment une extension de l’analyse des mesures anthropométriques et du risque de mortalité dans plusieurs ensembles de données, une revue systématique actualisée explorant la relation entre l’émaciation et le retard de croissance, une revue systématique et une méta-analyse des différences entre les sexes en matière de sous-nutrition (suite à la constatation quelque peu surprenante, à la lumière des multiples analyses d’ensembles de données précédemment réalisées par le groupe, que les garçons sont plus vulnérables à la sous-nutrition que les filles), et une note d’information à l’intention des décideurs politiques et des responsables de la mise en œuvre des programmes au sujet des « meilleures pratiques de prévention de l’émaciation chez l’enfant dans le cadre de la lutte contre la sous-nutrition ». Les conclusions de ce travail ne sont pas abordées ici, puisqu’une grande partie d’entre elles sont reprises et commentées dans les articles suivants de cette section.
Conclusion
Sur une période relativement courte et avec des ressources financières limitées, le WaSt TIG a réalisé d’importantes avancées. Le fait de réunir des chercheurs, des responsables de l’élaboration des politiques et le personnel de programmes de nutrition a permis d’ouvrir le débat quant à la manière dont la recherche peut être utilisée pour améliorer notre compréhension de la sous-nutrition, de ses conséquences sur la croissance des enfants, ainsi que des solutions possibles en matière de prévention. Comme le soulignait un répondant à l’évaluation de récit de changement, « Tout ce que nous savons aujourd’hui au sujet de [la relation entre] émaciation et retard de croissance, c’est à ce groupe que nous le devons ».
Si bien des avancées ont été réalisées, beaucoup reste encore à faire, notamment pour mieux articuler le programme et les implications politiques de ce travail. Certaines des prochaines étapes passionnantes que nous nous apprêtons à aborder ont été présentées dans l’éditorial de cette section spéciale. Ces prochaines étapes consisteront à mettre l’accent sur la diffusion et le plaidoyer, à transformer le savoir accumulé en action, à étendre à d’autres contextes (tant au niveau national que régional),et à continuer d’approfondir l’analyse des preuves.
References
Angood C, Khara T, Dolan C, Berkley J, WaSt Technical Interest Group (2016) Research Priorities on the Relationship between Wasting and Stunting. PLoS ONE 11, 5.
Garenne M, Myatt M, Khara T, Dolan C, Briend A (2019) Concurrent wasting and stunting among under-five children in Niakhar, Senegal. Maternal and Child Nutrition, 2019, 15, 2, e12736.
Global Nutrition Report (2016) 2016 Global Nutriton Report. https://globalnutritionreport.org/reports/2016-global-nutrition-report/
Khara T, Mwangome M, Ngari M and Dolan C (2018) Children concurrently wasted and stunted: A meta-analysiso f prevalence data of children 6-59 months from 84 countries. Maternal and Child Nutrition, 14, 2, e12516.
McDonald C, Olofin I, Flaxman S, Fawzi W, Spiefelman D, Caulfield L et at (2013) The effect of multiplepp anthromopetric deficits on child mortality: Meta-analysis of individual data in 10 prospective studeis from developing countries. American Journal of Clinical Nutrition, 97, 896-901.
Myatt M, Khara T, Schoenbuchner S, Pietzsch S, Dolan C, Lelijveld N et al (2018) Children who are both wasted and stunted are also underweight and have a high risk of death: a descriptive epidemiology of multiple anthropometric deficits using data from 51 countries. Archives of Public Health, 76, 28.
Richard SA, Black RE, Gilman RH, Guerrant RL, Kang G, Lanata CF et al (2012) Wasting is associated with stunting in early childhood. Journal of Nutrition, 142, 7:1291-1296.
Schoenbuchner S, Dolan C, Mwangome M, Hall A, Richard S, Wells J et al (2019) The relationship between wasting and stunting: a retrospective cohort analysis of longitudinal data in Gambian children from 1976 to 2016. American Journal of Clinical Nutrition, 110, 498–507.
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