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 A woman feeding goats in Somalia

Gros plan sur les différentes formes d’émaciation en Somalie

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Gwenaelle Luc (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture [FAO]), Modibo Keita (FAO), Baguinébié Bazongo (FAO), Brahima Diarra (FAO), Angelina Virchenko (FAO), Claudia Okley (FAO), Tiphaine Seyvet (FAO), Yannick Ngongang Mbunang (FAO), Daniel Molla (FAO), Dunja Dujanovic (FAO), Abukar Nur (FAO), Anastasia Marshak (Centre international Feinstein, Tufts University), Afaf Rahim (École de gouvernance de Bruxelles), Abdal Monium Osman (FAO).

Ce que nous savons : Rares sont les études qui se sont penchées sur l’insécurité alimentaire ou la malnutrition au niveau des communautés, faisant ainsi potentiellement l’impasse sur les facteurs communautaires clés et les causes fondamentales à l’échelle locale. Par ailleurs, les liens complexes entre émaciation et insécurité alimentaire en fonction des saisons et des zones de moyens d’existence demeurent mal appréhendés.

Ce que cet article nous apprend : Dans cet article de fond, nous aborderons la concentration spatiale de l’émaciation des enfants avant d’analyser les corrélations spatio-temporelles entre l’émaciation des enfants et l’insécurité alimentaire frappant la Somalie rurale. Nous avons observé une concentration à l’échelle communautaire (au sein même des districts et zones de moyens d’existence) de l’émaciation infantile et de l’insécurité alimentaire des ménages, venant confirmer l’importance des facteurs communautaires. Nous avons également distingué deux pics saisonniers dans l’émaciation infantile, lesquels ne s’alignent toutefois pas sur l’évolution de l’insécurité alimentaire ; en effet, une baisse de la prévalence de l’émaciation a été enregistrée au cours de la période de soudure. En guise de conclusion, l’étude préconise d’accorder la priorité à la collecte et à l’analyse des données de sorte à révéler les variations spatio-temporelles contextuelles de l’insécurité alimentaire et de l’émaciation. Mais avant tout, nos conclusions concourent à laisser penser que l’identification des facteurs de l’insécurité alimentaire et de l’émaciation est impérative pour accompagner les interventions et les résultats escomptés à l’échelle locale.

1re partie : 

Un aperçu de la situation en Somalie

Malgré des interventions de réponse humanitaire, de développement et de maintien de la paix sur la durée, l’insécurité alimentaire est généralement restée au-dessus du niveau de crise (phase 3+) du Cadre intégré de classification (IPC) de la sécurité alimentaire1 , ces trois dernières décennies. Si l’on se fie à la dernière analyse portant sur l’IPC entre janvier et mars 2024, environ 3,2 millions de personnes (soit 17 % de la population) sont en phase 3 (crise) et près de 800 000 (4 %) font face à des conditions encore plus dégradées – phase 4 de l’IPC (urgence). Selon les projections, durant la période courant de janvier à décembre 2024, 1,7 million d’enfants âgés de 6 à 59 mois devraient souffrir d’émaciation, dont 430 000 à un degré de sévérité élevé. De façon générale, la prévalence de l’émaciation dépasse constamment le seuil d’urgence de 15 % correspondant à la phase de malnutrition aiguë globale.

Bien que divers outils à l’instar de l’IPC et d’autres systèmes nationaux de diagnostic de la situation alimentaire facilitent l’évaluation de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition en Somalie, les données probantes restent lacunaires lorsqu’il s’agit de cerner la complexité des facteurs de l’émaciation et de l’insécurité ainsi que leur interconnexion. Malgré les efforts collectifs déployés continuellement pour accorder la priorité aux connaissances contextuelles, les données restent trop souvent agrégées, quels que soient les indicateurs spatio-temporels. Il est possible de remédier à ces lacunes en recueillant davantage de données granulaires spatio-temporelles.

La segmentation est un aspect important ; et pour cause, les publications mettent en avant une concentration géographique de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition à des échelons territoriaux inférieurs (Luc et al., 2023) – un élément à prendre en compte pour réaliser des économies lors de la mise en œuvre des programmes. Par ailleurs, les systèmes2 et études analytiques de la faim tendent à montrer que les niveaux d’insécurité alimentaire et d’émaciation varient selon les systèmes de moyens d’existence et les saisons (Chotard et al., 2010, Martin-Canavate et al., 2020). Une analyse de la prévalence de l’émaciation en Somalie a permis d’identifier des variations plus prononcées en fonction des saisons qu’en fonction des années (Kinyoki et al., 2017). Nombre d’études portant sur la Somalie ont par ailleurs établi une corrélation entre les vecteurs systémiques de la faim (conditions climatiques, conflits, etc.) et les niveaux constamment élevés d’émaciation.

Les systèmes de production en Somalie 

Les zones rurales du pays sont classées en fonction de trois types de moyens d’existence : pastoral, agropastoral et riverain/agricole. Les systèmes de moyens d’existence dominants varient d’une zone communautaire à l’autre. Les facteurs locaux tels que l’ethnicité, les connaissances traditionnelles, la vulnérabilité face au climat, les chocs de production ou encore l’accès aux marchés et aux ressources naturelles entraînent des répercussions sur le type de zone de moyens d’existence prédominant. Alors que les zones pastorales semblent plus exposées à l’insécurité alimentaire au fil des années, l’émaciation semble, quant à elle, plus prévalente dans les zones riveraines et agropastorales des régions centrales et méridionales de la Somalie (IPC, 2024). 

Les phénomènes de saisonnalité en Somalie rurale

La Somalie est généralement considérée comme un pays aride à semi-aride, dont les précipitations bimodales sont favorisées par une zone de convergence intertropicale (les flux nord-sud se traduisant par deux saisons des pluies et deux saisons sèches par an). S’étendant de janvier à mars, le jilaal est la saison sèche la plus longue, caractérisée par la migration des cheptels et la baisse de la production laitière au sein des structures pastorales. Le jilaal est suivi du gu, la saison dont les pluies sont les plus régulières et abondantes (d’avril à juin). Environ 70 % des cultures annuelles et de l’élevage du bétail dépendent des pluies pendant le gu, les récoltes débutant juste après (juillet et août). La saison du gu se caractérise par une disponibilité accrue en pâturages et en eau pour le bétail, mais aussi en lait, fruits et légumes. C’est également la saison la plus fertile pour la production de ghee (beurre liquide utilisé pour la confection de boissons lactées).

Elle est suivie de la saison sèche de la hagaa (de juillet à septembre), dont la variante littorale se traduit par des précipitations en juillet et août. La saison sèche du deyr prend la suite, d’octobre à décembre. Les pluies du deyr sont moins étendues géographiquement et moins régulières que celles du gu. Elles sont généralement plus éparses et plus localisées. Les récoltes du deyr se produisent en principe entre décembre et janvier, permettant aux ménages de constituer des stocks de nourriture qui leur permettront de tenir pendant la saison du jilaal. Elles sont généralement moins volumineuses que les récoltes principales du gu.

Les stocks alimentaires des ménages durent en principe sept mois environ, même si le volume de production détermine le moment où ils s’épuisent et le moment où la période de soudure débute. Le pic de la saison de la faim dans les zones de récolte survient à la fin de la saison des pluies du gu (fin mai/mi-juin) lorsque les réserves des ménages sont épuisées et que les activités agricoles cessent. La pluviométrie est inférieure à la moyenne annuelle, et la production s’en trouve généralement diminuée. Pour autant, l’intensité des pluies à l’échelle locale peut être aussi importante, voire plus élevée que le reste de l’année. Et de fortes précipitations sur une courte période peuvent entraîner des crues éclair, susceptibles de dévaster les récoltes.

La période de la production pastorale démarre en même temps que la saison des pluies du gu (avril), lorsque la majorité du bétail met bas et que les ménages collectent le lait et procèdent à l’abattage pour leur propre consommation ou la vente. Cette saison coïncide ainsi avec la période durant laquelle la plupart des ménages pastoraux peuvent exploiter le bétail et les produits dérivés, dans la perspective de rembourser les dettes contractées et d’optimiser l’achat de produits essentiels et de denrées autres que les aliments de base. La consommation et la production laitières sont directement corrélées à la saisonnalité de la reproduction du bétail. Les chèvres s’accouplent au début de la période des pluies (en avril et octobre), alors que les chameaux conçoivent généralement à la mi-saison pluvieuse (en mai et novembre). Le bétail, quant à lui, attend la fin de cette saison (en juin et décembre). Quant à la mise à bas, elle intervient surtout en mars et septembre pour les chèvres, en mai et décembre pour les chamelles, et en août pour les vaches. Elle est concomitante avec un accroissement de la consommation de lait.

Les deux saisons sèches, le jiilaal (de janvier à mars) et la hagaa (de juillet à septembre) s’intercalent entre les deux saisons pluvieuses. Elles correspondent aux périodes de rareté des pâturages et des ressources en eau, favorisant la migration de la faune et du bétail vers des régions plus fertiles. La saison de la soudure coïncide pour le bétail avec la fin de la saison sèche, lorsque l’organisme des animaux est affaibli et que la production de lait des femelles décroît.

Des études récentes sur la saisonnalité dans les terres sèches du continent africain ont permis d’établir que la corrélation des indicateurs de l’insécurité alimentaire et de l’émaciation n’est pas automatique et que ces derniers ne suivent pas la même évolution pendant toutes les saisons et dans toutes les zones de moyens d’existence (Kinyoki et al., 2017). Ainsi, des recherches menées au Tchad, au Soudan et au Soudan du Sud indiquent que la prévalence de l’émaciation est la plus élevée à la fin de la saison sèche et au début de la saison des pluies. On observe un autre pic, bien moindre, avant les récoltes, lorsque l’insécurité alimentaire est la plus extrême (FAO et université de Tufts, 2019). Cela témoigne de l’influence de différents facteurs à des moments distincts au cours de l’année. Élaboré par l’UNICEF, le cadre nutritionnel adapté aux terres arides en Afrique insiste sur la nécessité absolue de la prise en compte des facteurs fondamentaux et systémiques de l’émaciation et de l’insécurité alimentaire, en mettant tout particulièrement l’accent sur la saisonnalité, les systèmes de moyens d’existence, les conflits et les questions climatiques (Young, 2020).

2e partie : 

Les méthodes

Parmi les sources de données primaires utilisées pour le présent rapport, citons les enquêtes transversales sur les ménages menées par le Groupe d’évaluation de la sécurité alimentaire et de la nutrition (FSNAU) dans les zones rurales de Somalie entre 2014 et 2021. Les données anthropométriques portant sur 85 837 enfants âgés de 6 à 59 mois ont été recueillies auprès de 27 520 ménages. Nous avons recoupé ces données avec celles issues des enquêtes nutritionnelles transversales menées par Action contre la Faim au cours de la même période. Les données issues des enquêtes du FSNAU ont été collectées essentiellement aux alentours des mois de juillet et décembre, lesquels correspondent théoriquement aux saisons du gu et du deyr en Somalie, pour les années 2014 et 2021.

En premier lieu, la population étudiée a été décomposée en zones géographiques plus circonscrites, comme des villages. Des échantillons en grappes ont ensuite été sélectionnés de façon aléatoire au sein de ces villages, en faisant en sorte que la cohorte soit proportionnelle au nombre d’habitants de chaque village. Dans un second temps, des individus ont été sélectionnés de façon aléatoire au sein de chaque village, chaque individu connaissant la même probabilité d’être choisi. Nous avons ensuite recoupé les données de l’enquête avec les données disponibles sur le climat (indice de végétation différentiel normalisé, etc.) et les conflits recensés selon un procédé de localisation active à partir de la base de données du projet Projet de données sur les lieux et les événements des conflits armés (de l’anglais Armed Conflict Location and Event Data Project, ou ACLED). Des données issues d’analyses de l’IPC sur l’insécurité alimentaire et de consultations auprès des parties prenantes ont également été mises à contribution.

Deux indicateurs primaires ont été analysés : le statut nutritionnel de l’enfant (évalué à l’aide du score z du poids-pour-taille), comprenant l’émaciation (celle-ci étant caractérisée lorsque le seuil dudit score z est inférieur à -2 écarts-types) ; et la sécurité alimentaire des ménages (évaluée à l’aide du score de consommation alimentaire). Les variables explicatives comprenaient diverses caractéristiques aux échelles du ménage ou de la communauté (nombre de chameaux, vaches, moutons ou chèvres détenus par le ménage, ou calcul en unités de bétail tropical3), ainsi que des facteurs spatiaux tels que la zone de moyens d’existence (définie, par le Réseau des systèmes d’alerte précoce contre la famine, comme des variables proxy des systèmes productifs), ou encore des facteurs locaux ou environnementaux (indice de végétation différentiel normalisé, précipitations et conflits recensés par l’ACLED).

Nous avons exécuté des modèles de régression linéaire portant sur des variables continues et normalement réparties (scores z et scores de consommation alimentaire) ainsi que des modèles de régression logistique pour les indicateurs binaires (émaciation et insécurité alimentaire). Nous avons analysé la concentration des indicateurs clés à l’échelle communautaire à l’aide du coefficient de corrélation interclasses et de la taille moyenne d’une grappe (Janjua et al., 2006). Les effets du plan d’échantillonnage nous permettent de comprendre les variations inter- et intra-villages et d’effectuer des comparaisons pour l’ensemble des indicateurs clés. Un effet du plan d’échantillonnage égal à 1,0 indique une homogénéité au sein des communautés vivant dans le même district ou la même zone de moyens d’existence. Inversement, un effet de 2,0 correspond à une variance deux fois plus élevée que prévu, reflétant des différences intra- ou intercommunautaires notables, symptomatiques d’un degré de diversité des résultats plus important. Les villages faisant l’objet des échantillons en grappes se trouvaient au sein des districts et zones de moyens d’existence. Leurs niveaux d’effet du plan d’échantillonnage ont été intégrés au modèle afin de garantir une hétérogénéité structurée et non structurée de l’émaciation (spatiale et temporelle).

La principale limite présentée par cette étude tient à la sous-représentation de certaines zones du pays lors de la collecte des données, probablement avec un biais en faveur des zones les plus atteintes par des conflits. Des données étaient manquantes pour l’ensemble des indicateurs clés (notamment liés à l’ethnicité et à l’affiliation clanique), ayant une incidence éventuelle sur les résultats. Les coordonnées géospatiales étaient indisponibles, limitant le degré de segmentation de l’analyse. 

3e partie : 

Variations géographiques et facteurs potentiels de l’émaciation

Émaciation et insécurité alimentaire

Nos résultats montrent a priori une concentration communautaire des phénomènes d’émaciation et d’insécurité alimentaire des ménages, toutes saisons et zones de moyens d’existence confondues. L’effet du plan d’échantillonnage est utilisé en tant que variable proxy pour mesurer l’hétérogénéité spatiale au sein des communautés échantillonnées. Les résultats ci-dessous (tableau 1 et figure 1) suggèrent la présence de poches ou de zones sensibles concentrant les cas d’émaciation infantile ou d’insécurité alimentaire à l’échelle communautaire au sein d’un même district ou d’une même zone de moyens d’existence. Ce constat confirme le rôle crucial des facteurs communautaires et spatiaux (districts et zones de moyens d’existence). L’effet du plan d’échantillonnage concernant l’insécurité alimentaire est sensiblement plus élevé que celui concernant l’émaciation, tout particulièrement dans les zones de moyens d’existence pastorales (effet de 5,2), laissant penser que l’insécurité est avant tout favorisée par des facteurs communautaires spécifiques.

Tableau 1 : Estimation de l’effet du plan d’échantillonnage concernant l’émaciation (par district) 
Figure 1 : Estimation de l’effet du plan d’échantillonnage concernant l’émaciation infantile et l’insécurité alimentaire des ménages (par district)
Estimation de l’effet du plan d’échantillonnage concernant l’émaciation infantile et l’insécurité alimentaire des ménages (par district)

Moyens d’existence

Dans le cadre de l’évaluation des sources de revenus dans les districts situés au sein de zones de moyens d’existence riveraines, agropastorales et pastorales, nous observons une hétérogénéité élevée concernant les systèmes productifs à l’échelle des ménages et de la communauté (dans le même district ou la même zone de moyens d’existence). À titre d’exemple, dans le district de Belwendwe (zone de moyens d’existence riveraine), 20,2 % des ménages (intervalle de confiance de 95 %, fourchette de valeurs : 16,8-23,9) dépendent de leur bétail pour générer la source primaire de leurs revenus, se traduisant par un effet du plan d’échantillonnage de 9,8. Dans le même temps, seuls 49,6 % des ménages situés dans la zone de moyens d’existence de Goldogob (intervalle de confiance de 95 %, fourchette de valeurs : 45,3-53,9) dépendent du bétail en tant que principal système productif, se traduisant par un effet du plan d’échantillonnage de 8. La valeur élevée de l’effet du plan d’échantillonnage indique que la principale source de moyens d’existence recensée se concentre à l’échelle des villages (davantage qu’à celle de la zone), symptomatique d’une diversité substantielle à l’intérieur de la zone, mais d’une homogénéité globale au niveau de chaque village.

Nous avons étudié la répartition spatiale du bétail à partir des unités de bétail tropical afin de mieux saisir la répartition des moyens d’existence et des investissements destinés au bétail. Nous avons également procédé à une analyse régressive portant sur la détention de bétail par ménage entre 2014 et 2021 (tableau 2). Nous avons ainsi constaté que les ménages situés dans les zones riveraines et agropastorales disposaient de davantage de bétail. En revanche, les ménages des zones pastorales affichaient un taux de détention de bétail (chameaux et petits ruminants pour l’essentiel) en baisse. Certains districts agropastoraux et fluviaux présentaient un nombre d’unités de bétail tropical supérieur à ceux situés dans des zones pastorales. En 2021, les districts affichant la médiane d’unités de bétail tropical par ménage la plus élevée étaient ceux de Balad Hawo et de Dollow (situés dans des zones de moyens d’existence riveraines), suivis de Baki, Berbera et Boroma (zones agropastorales).

Tableau 2 : Détention de bétail par ménage en fonction des zones de moyens d’existence et des saisons (moyennes enregistrées entre 2014 et 2021)
Détention de bétail par ménage en fonction des zones de moyens d’existence et des saisons (moyennes enregistrées entre 2014 et 2021)

Nous avons noté une diversité manifeste des systèmes pastoraux. L’analyse du bétail détenu par les ménages a ainsi permis de relever une forte diversification des élevages (à partir des espèces possédées et du nombre moyen de spécimens par espèce) au sein des différentes communautés vivant dans les mêmes zones de moyens d’existence. L’étude de l’effet du plan d’échantillonnage (en tant que variable proxy de l’hétérogénéité au sein des districts étudiés) a permis de déduire que la détention de bétail était concentrée dans certaines communautés circonscrites, quel que soit le type de zone de moyens d’existence (effet du plan d’échantillonnage pour les unités de bétail tropical > 1,5). C’est pourquoi il convient de jauger la diversité du bétail exploité au-delà des zones de moyens d’existence.

Précipitations, végétation et conflits

Le schéma de répartition des précipitations en Somalie est influencé par différents facteurs, à commencer par la localisation géographique, la topographie, la proximité des cours d’eau ou encore les types de vents dominants. Les schémas de vents peuvent ainsi varier sensiblement d’un village à l’autre, entraînant des disparités quant à l’exposition aux crues ou aux sécheresses hyper-localisées. Ces contrastes tendent à exacerber les dynamiques socioéconomiques et politiques en Somalie, les communautés se retrouvant en concurrence pour l’accès aux ressources rares. Ils ont également une incidence sur les mouvements de populations, lesquelles sont susceptibles de migrer vers des zones présentant un schéma de précipitations plus favorable ou de privilégier de nouvelles formes de moyens de subsistance face aux sécheresses et aux pénuries d’eau.

La répartition spatiale des conflits dans les zones rurales du pays coïncide avec les régions pâtissant de niveaux d’insécurité alimentaire et d’émaciation atteignant les seuils d’urgence. Le clanisme et les clivages claniques constituent une source majeure de conflits au sein de la population somalienne. De surcroît, ils génèrent des formes de concurrence quant à l’accessibilité et la mainmise sur les ressources, autant de vecteurs de fragmentation des moyens d’existence et d’exacerbation des conflits. Les conflits peuvent également influer sur l’insécurité alimentaire et l’émaciation, à travers notamment une restriction d’accès aux services de santé et aux centres de prise en charge de la malnutrition – voire leur anéantissement pur et simple –, des déplacements de populations, des difficultés de distribution de l’aide humanitaire, un coup d’arrêt porté à la production alimentaire ou encore des mouvements du bétail à la recherche de pâturages et d’eau.

Des études tendent à corroborer que les conflits surviennent généralement dans les zones de moyens d’existence pastorales ou agropastorales (Majid et al., 2022). Notre analyse spatiale portant sur les conflits à partir des données de l’ACLED et de l’indice de végétation différentiel normalisé (chiffres du mois de mai des années 2017 à 2021) montre que les zones d’affrontements se concentrent dans le sud et le centre du pays, où les eaux de surface et la végétation (variables proxy de l’eau, des pâturages et des terres destinées aux cultures) sont disponibles à cette époque de l’année. Cette dimension met en exergue la nécessité de prendre en compte la gestion des ressources naturelles lors de l’élaboration des interventions de réponse d’urgence dans les contextes de concurrence entre les systèmes productifs (figure 2).

Figure 2 : Répartition spatiale des conflits et de la végétation en Somalie entre 2017 et 2021 (source : ACLED)
Répartition spatiale des conflits et de la végétation en Somalie entre 2017 et 2021 (source : ACLED)

4e partie : 

Variations temporelles de l’émaciation

Il est couramment admis que la prévalence de l’émaciation s’aligne sur les schémas de l’insécurité alimentaire saisonnière, les conditions tendant à se détériorer à la fin de la saison sèche du jilaal jusqu’aux récoltes d’août et de septembre. Or, nous avons identifié deux pics saisonniers où se manifeste l’émaciation infantile en Somalie : en mai-juin (début de la saison pluvieuse du gu) et en novembre (mi-saison pluvieuse du deyr). Un déclin de l’émaciation est observé entre ces deux saisons – pendant la période de soudure (figure 3). Nous avons par ailleurs observé une variation minime d’année en année (de 2014 à 2021) s’agissant de la prévalence de l’émaciation dans les régions rurales du pays.

Figure 3 : Variations saisonnières de l’émaciation infantile en Somalie selon les mois
Variations saisonnières de l’émaciation infantile en Somalie selon les mois

Nous avons constaté des schémas saisonniers distincts quant à l’émaciation infantile en fonction des zones de moyens d’existence. Dans les zones pastorales, le premier pic des incidences d’émaciation en juin (saison du gu) ne coïncide pas avec la période de soudure. Et pour cause, la consommation pastorale se manifeste au début de la saison pluvieuse du gu en avril, lorsque la plupart des espèces mettent bas. C’est aussi le moment où les ménages accèdent à leur production de lait et de viande, et perçoivent les revenus issus de la vente d’animaux et de denrées essentielles dérivées. Le second pic, observé en novembre – après les récoltes du gu (août-septembre), lorsque l’insécurité alimentaire est censée être à son minimum – concerne principalement les zones agricoles et agropastorales (figure 4). Précisons toutefois que les enfants vivant dans les zones agropastorales semblent exposés pendant les deux pics. La répartition temporelle de l’émaciation infantile ventilée par sexe indique que les garçons sont sensiblement plus vulnérables à l’émaciation que les filles, toutes saisons et tous groupes de moyens d’existence confondus. Par ailleurs, les garçons semblent plus exposés aux variations saisonnières de l’émaciation, notamment dans les zones de moyens d’existence riveraines.

Figure 4 : Prévalence de l’émaciation infantile en fonction du type de zone de moyens d’existence
Prévalence de l’émaciation infantile en fonction du type de zone de moyens d’existence

Un large éventail de schémas d’émaciation et de tendances en matière de sécurité alimentaire

À partir des données de la répartition spatiale de l’insécurité alimentaire, nous observons que les districts présentant de plus hauts niveaux d’émaciation infantile ne coïncident pas avec ceux pâtissant d’une sécurité alimentaire déficiente au cours des saisons et des années. À partir des entretiens menés auprès des partenaires du Groupe de la sécurité alimentaire en mai 2022 dans le pays, il a été constaté que la situation nutritionnelle ne correspondait pas toujours à l’évolution des indicateurs liés à la sécurité alimentaire, laissant ainsi penser que d’autres facteurs sont à l’œuvre (figure 5).

Figure 5 : Répartition spatio-temporelle de l’émaciation infantile et de l’insécurité alimentaire
Répartition spatio-temporelle de l’émaciation infantile et de l’insécurité alimentaire

5e partie : 

Discussion

Les acteurs de la réponse humanitaire, du développement et de la consolidation de la paix doivent pouvoir bénéficier d’informations leur indiquant le profil des individus susceptibles d’être exposés à l’émaciation et à l’insécurité en Somalie, de même qu’ils doivent être au fait des causes sous-jacentes. Si les risques globaux sont correctement appréhendés, des données affinées et précises s’avèrent nécessaires pour comprendre comment les différentes populations sont affectées, et ainsi apporter une réponse sur mesure et intervenir de façon ciblée. Nos travaux de recherche ont conclu à l’absence de corrélation entre insécurité alimentaire et émaciation, aussi bien entre les zones de moyens d’existence qu’en leur sein, sur le territoire somalien. L’étude préconise d’accorder la priorité à la collecte et à l’analyse des données, de sorte à révéler les variations spatio-temporelles contextuelles de l’insécurité alimentaire et de l’émaciation.

En nous référant à l’effet du plan d’échantillonnage en tant qu’indicateur plutôt que variable d’ajustement dans les enquêtes nutritionnelles, nous sommes davantage à même de déterminer dans quelle mesure les facteurs au niveau communautaire (plutôt qu’au niveau des ménages ou des individus) influent précisément sur les ménages et les individus. L’effet du plan d’échantillonnage des indicateurs primaires et des facteurs fondamentaux au sein des communautés montre que l’émaciation, l’insécurité alimentaire, la fragmentation des moyens d’existence, les conflits, la végétation ou encore les précipitations sont hautement concentrés au niveau de la communauté/des villages. La concentration a priori de ces indicateurs sous-entend probablement que les principaux facteurs de l’insécurité alimentaire et de l’émaciation sont manifestes et distinctifs aux niveaux de la communauté et des zones de moyens d’existence.

Notre analyse démontre l’hétérogénéité de la fragmentation des moyens d’existence en fonction des zones de moyens d’existence d’une part, et leur haut degré de complexité à l’aune des postulats de départ concernant la catégorisation des zones homogènes d’autre part. Les résultats de notre étude mettent en évidence la nécessité cruciale d’envisager différents scénarios pour mieux analyser, prévoir et agir de façon précoce afin de garantir des moyens d’existence résilients et de prévenir les formes extrêmes d’insécurité alimentaire et d’émaciation, y compris les risques de famine. À cet égard, l’analyse des systèmes de moyens d’existence ne doit pas se contenter de catégorisations globales des zones de moyens d’existence et des différents districts, mais plutôt se pencher sur les combinaisons élargies et multidimensionnelles des moyens d’existence et des activités rémunératrices au sein de chaque zone.

Notre étude a permis de démontrer que les schémas de l’émaciation saisonnière se distinguent des schémas de l’insécurité alimentaire saisonnière. Différents schémas de corrélation sécurité alimentaire/émaciation ont été observés dans nombre de pays sahéliens privilégiant des systèmes de cultures pluviales unimodaux (FAO et université de Tufts, 2019). Ce constat met en évidence le rôle primordial d’une bonne compréhension des facteurs saisonniers de l’émaciation infantile au-delà des schémas annuels de l’insécurité alimentaire des ménages.

Nos données font état par ailleurs de liens complexes entre émaciation et insécurité alimentaire aux échelles des individus, des ménages, des communautés et des zones de moyens d’existence – lesdits liens étant favorisés par des facteurs distincts. Les résultats de l’étude viennent potentiellement contredire l’hypothèse selon laquelle l’insécurité alimentaire serait le facteur premier de l’émaciation. Or, cette hypothèse a probablement eu pour conséquence de fausser la modélisation de la configuration des crises ainsi que les projections connexes, et, par ricochet, les efforts d’intervention.

Cette étude révèle qu’il faut, au contraire, concentrer les efforts sur la prévention de l’émaciation au-delà des approches centrées sur l’alimentation afin d’inclure des réponses multisectorielles intégrées. Une attention toute particulière doit être accordée aux facteurs fondamentaux tels que l’environnement et la saisonnalité, les institutions et les systèmes de moyens d’existence, en conformité avec le cadre conceptuel actualisé pour la prise en charge de l’émaciation en Somalie (Young, 2020) et l’analyse de la concentration géographique de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition (Luc et al., 2023). Malgré tout, la mise en place de programmes localisés et intégrés demeure délicate dans un contexte international marqué par la fragmentation de la coopération. En dépit des preuves corroborant les liens existant entre moyens d’existence, conflits, accès aux ressources naturelles et émaciation, les mécanismes d’aide internationale ont tendance à négliger ces dynamiques et opèrent en silos en ne se concentrant que sur les facteurs immédiats. Les programmes humanitaires, de développement et de consolidation de la paix devraient être coordonnés en obéissant à une approche de nexus, que ce soit à l’étape de l’élaboration ou de la mise en œuvre. Ils doivent répondre aux défis multisectoriels et intégrer des solutions transversales (FAO, Development Initiatives et Conseil norvégien pour les réfugiés, 2021).

En outre, si les experts jouent un rôle de premier plan dans les mécanismes décisionnels, force est de constater que la dimension centralisée des processus analytiques se traduit bien souvent par la marginalisation des savoirs, perspectives ou dynamiques locales des communautés sur la durée, compromettant ainsi les analyses, projections et programmations. Enfin, réduire la portée géographique des analyses sur la nutrition et la sécurité alimentaire en vue de concevoir des modèles locaux destinés à des groupes ciblés sur la base d’indicateurs environnementaux permettrait potentiellement d’améliorer les projections et de répondre aux situations de faim. Un changement de paradigme consistant à appréhender les crises en tant que systèmes locaux complexes faciliterait la compréhension des dynamiques croisées qui aboutissent à des résultats différents en fonction des communautés.

Pour en savoir plus, veuillez contacter Gwenaelle Luc à l’adresse suivante : Gwenaelle.Luc@fao.org

Références

Chotard S, Mason JB, Oliphant NP, et al. (2010) Fluctuations in wasting in vulnerable child populations in the Greater Horn of Africa. Food and Nutrition Bulletin, 31, 3, S219–S233.

FAO, Development Initiatives & Norwegian Refugee Council (2021) Development actors and the nexus: Lessons from crises in Bangladesh, Cameroon, and Somalia. fao.org.

FAO & Tufts University (2019) Twin peaks: The seasonality of acute malnutrition, conflict and environmental factors – Chad, South Sudan and the Sudan. fao.org.

IPC (2024) Somalia IPC acute malnutrition (IPC AMN) trends (2016 Gu–2023 Deyr). fsnau.org.

Janjua NZ, Khan MI, & Clemens JD (2006) Estimates of intraclass correlation coefficient and design effect for surveys and cluster randomized trials on injection use in Pakistan and developing countries. Tropical Medicine and International Health, 11, 12, 1832–1840.

Kinyoki D, Moloney G, Uthman O, et al. (2017) Conflict in Somalia: Impact on child undernutrition. BMJ Global Health, 2, e000262.

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