S'engager pour la nutrition : stratégies de plaidoyer lors de l’élection présidentielle au Sénégal
Les élections nationales offrent une occasion importante de faire une plus large place à la nutrition dans les priorités politiques. Ambarka Youssoufane, spécialiste régional d'ENN en gestion des connaissances en Afrique centrale et en Afrique de l'ouest, s'est entretenu à ce sujet avec Monsieur Abdou Diouf sur les activités de plaidoyer pour la nutrition lors de la dernière élection présidentielle au Sénégal.
A. Diouf est le secrétaire exécutif de l’ONG Eau-Vie-Environnement (EVE) qui assure le Secrétariat National de la plateforme de la société civile du Mouvement SUN, qui rassemble des organisations de la société civile (OSC) travaillant sur les questions de nutrition et de sécurité alimentaire en collaboration avec le gouvernement et d'autres réseaux SUN, notamment des agences des Nations Unies et le secteur privé.
1. Vous avez souligné que le réseau de la société civile SUN s'emploie à faire de la nutrition une priorité dans les plans, politiques et programmes de développement au Sénégal. Quels sont les principaux défis du pays en matière de nutrition ?
Les deux principaux défis sont la couverture des interventions nutritionnelles et la mobilisation des ressources. Bien que le Sénégal ne soit pas un grand pays, les programmes ne touchent pas toutes les communautés locales où ils sont nécessaires et cela malgré la disponibilité d’un vaste réseau d'acteurs et d'interventions. Par ailleurs, il existe une évaluation claire des besoins en nutrition aux niveaux national et local du pays, mais il est encore difficile de mobiliser les ressources nécessaires à leur prise en charge adéquate.
2. Comment priorisez-vous les messages de nutrition sur lesquels vous vous concentrez pour provoquer un changement ?
La plate-forme Société civile SUN Sénégal a développé une stratégie de communication et de plaidoyer dès sa création en 2013. Cela a été sous tendue par une analyse de la situation nutritionnelle qui nous a donné nos priorités d'action, dont la première a été de coordonner les nombreuses interventions des différentes parties prenantes notamment de la société civile. L'analyse de la situation a renforcé le travail que nous avons effectué avec le gouvernement, notamment en contribuant activement à l’élaboration des politiques nationales telles la Politique de Développement de la Nutrition (PDN) et le plan stratégique multisectoriel de la nutrition PSMN) qui est aujourd’hui le cadre commun de résultat des différents acteurs de la nutrition au Sénégal. Nous avons également compris la nécessité de fournir un cadre cohérent afin que la société civile parle d'une seule voix, car les organisations de la société civile travaillant au Sénégal sont très diverses, voire fragmentées.
3. Qu'en est-il du rôle de la plate-forme dans la responsabilisation du gouvernement vis-à-vis des engagements pris par le Sénégal en matière de nutrition aux niveaux international et national ?
En ce qui concerne les objectifs du Millénaire pour le développement, le Sénégal s’était engagé, à partir de 2011, à mobiliser 2,8 milliards de FCFA par an pour la nutrition jusqu’en 2015 (et a dépensé plus de 3 milliards de FCFA par an depuis lors). L’engagement a été plus ou moins respecté, mais il difficile de savoir si l’argent est allé directement aux communautés, aux bénéficiaires qui en avaient vraiment besoin, ou s’il a été absorbé par les coûts de fonctionnement des organisations responsables de la nutrition. Outre les actions spécifiques sur la nutrition, il existe des actions qui devraient être abordées et pour lesquelles le pays n'alloue peut-être pas suffisamment de ressources, par exemple en faveur d'une agriculture qui prenne en compte la nutrition. Nous avons compris que la société civile devait affiner ses outils d'analyse pour réaliser une lecture plus équilibrée, de manière à pouvoir remettre en cause les chiffres relatifs à ce type d'engagement. Le gouvernement est entrain de réaliser une étude d’investissement sur la nutrition ; ce qui nous permettra de disposer d’une situation de référence commune au gouvernement et aux autres parties prenantes de la nutrition qui souhaitent travailler sur les questions d’analyse et de suivi budgétaire du secteur de la nutrition.
4. Vous avez récemment mené un plaidoyer auprès des candidats à l'élection présidentielle au Sénégal, les exhortant à prendre des engagements en faveur de la nutrition. Pouvez-vous nous parler de cette action en particulier ?
Le Sénégal a tenu une élection présidentielle début 2019 et nous avons élaboré une note conceptuelle dans laquelle nous présentons une évaluation de la situation en matière de nutrition et de ce que nous considérions comme des orientations stratégiques à suivre par les dirigeants politiques, y compris les candidats à la présidence. Nous aurions souhaité organiser une réunion sur la nutrition avec les candidats ou leurs représentants mais cela n'a pas été possible compte tenu des délais. Nous avons donc tenu à la place une conférence de presse et nous avons envoyé, par la suite, un appel officiel à l'action à tous les candidats ainsi que la note conceptuelle élaborée par la plateforme société civile SUN Sénégal.
5. Pourquoi avoir choisi une conférence de presse comme stratégie de promotion pour se faire entendre des candidats à la présidentielle ?
En partie, en raison du temps dont nous disposions. La campagne électorale pour l’élection présidentielle se déroule sur une très courte période au Sénégal (21 jours). Les candidats sont extrêmement occupés et ils ne disposent que de trois semaines. Nous avons privilégié les médias en ligne dont nous reconnaissons l'impact pour récolter des informations à la fois sur les hommes politiques et sur le public. Nous avons publié l'appel à l'action sur les réseaux sociaux des candidats, car nous voulions obtenir un impact indirect sur eux mais également un impact auprès du public puisque cela a donné lieu à une bonne couverture médiatique. C’était un exercice pilote que nous pensons pouvoir affiner, développer et mieux organiser à l’avenir, en étendant peut-être la couverture médiatique.
6. Au cours de leurs campagnes, un ou plusieurs candidats à l'élection présidentielle ont-ils soulevé la problématique de la (mal)nutrition ou fait la promesse d'améliorer la nutrition ?
Mis à part peut-être le président sortant, les autres candidats n'ont abordé que l'aspect santé de la nutrition. Cela signifie pour nous qu'une approche holistique de la nutrition n'est pas encore une réalité chez les hommes politiques sénégalais.
7. D'autres pays vous ont-ils inspirés pour cette forme de plaidoyer ?
Nous avons demandé à l’UNOPS ce qui existait comme expérience dans le monde et elle a partagé avec nous l’expérience du Salvador et ACF a partagé l’expérience du Burkina Faso de ces dernières, lors des dernières élections présidentielles dans ces deux pays, mais dans les deux cas, les acteurs de la société civile avaient eu davantage de temps pour se préparer. La conférence de presse a vraiment été notre opportunité mais nous sommes conscients des limites d'une telle action. D'autres intervenants de la société civile intervenant sur différents secteurs du développement socioéconomique national ont pu organiser des interviews avec des représentants des candidats par des citoyens mais cela a nécessité d’énormes ressources que nous n’avons pas encore au niveau de la Plateforme Société Civile SUN Sénégal.
8. Souhaitez-vous faire part des leçons que vous avez tirées de vos expériences avec d'autres réseaux de la société civile ?
La principale leçon apprise est qu’une telle activité doit être commencée le plus tôt possible pour avoir le succès qui en est attendu et cela requiert un travail technique préparatoire de grande qualité. Nous avons heureusement reçu le soutien de notre partenaire, l'ONG, Action Contre la Faim (ACF), pour élaborer la note conceptuelle. Grâce à ce soutien, nous avons pu rapidement mobiliser des fonds pour l’impression du document de note conceptuelle.
9. Quelles sont les stratégies pour les prochaines étapes ?
Nous sommes confiants quant à nos efforts de promotion, car le président élu était en fonction lorsque la politique de développement de la nutrition et le plan stratégique multisectoriel de la nutrition ont été élaborés. En outre, la nutrition est également mentionnée dans l’axe relatif au développement du capital humain du document portant phase 2 du Plan pour un Sénégal émergent qui est le référentiel des politiques publiques au Sénégal depuis 2014.
Depuis notre appel à l'action, le réseau de la société civile de SUN a discuté avec le point focal gouvernemental du Mouvement SUN par ailleurs coordonnateur de la Cellule de Lutte contre la Malnutrition sur la mise en place d'une action similaire pour s'adresser aux candidats potentiels aux élections locales qui auront lieu plus tard dans l'année. Nous ferons cela par l'intermédiaire de membres de la plateforme qui sont les plus proches au niveau local, et ce, dans tout le pays. Nous avons également la possibilité d'accéder à des fonds grâce aux "fonds communs" de SUN pour soutenir des actions de la société civile au niveau de la communauté, ce qui contribue à la politique de développement.