Se nourrir et grandir en contexte Nord-Lao : comment les méres perçoivent et décrivent le développement de leurs enfants
Sophie-Anne Sauvegrain est chargée de missions en Anthropologie chez Nutriset, France
Didier Bertrand est chercheur indépendant en Psychologie culturelle au Laos
Monique Chan-Huot est directrice de l’Innovation chez Groupe Nutriset, France
Vanphanom Sychareun est Professeure en Santé Publique à l’Université des Sciences et de la Santé à Vientiane, Laos
Phonevilay Santisouk est Maitre de Conférences à l’Université des Sciences et de la Santé à Vientiane, Laos
Vilamon Chanthaluesay est Attachée d’enseignements à l’Université des Sciences et de la Santé à Vientiane, Laos
Cette étude, qui a été financée par le Groupe Nutriset, développeur et fournisseur de solutions thérapeutiques auprès du Programme Alimentaire Mondiale, exclut l’impact des produits reçus par les bénéficiaires et s’affranchit de toute promotion des produits Nutriset ou quelconque intérêt commercial. L’approche socio-anthropologique sur la perception du développement des enfants vise à enrichir l’état actuel des connaissances. Les auteurs ne déclarent aucun conflit d’intérêt dans la publication de cet article.
Contexte et introduction
Cette étude a été réalisée dans la région montagneuse du Nord-Laos en province de Luang Namtha, peuplée par des minorités ethniques issues de quatre principaux groupes ethnolinguistique1 ayant en commun leur croyance animiste. Les habitants de ces villages sont majoritairement issus de populations déplacées à la suite de conflits, ou de programmes gouvernementaux de déplacements internes. Leur mode de vie repose sur une économie de subsistance, basée sur l’agriculture (le riz reste une culture courante) et l’élevage ainsi que la cueillette de plantes alimentaires en milieux forestiers, la chasse, la pêche ou la collecte. Les ressources végétales et animales locales sont valorisées par des stratégies d’adaptation, sous forme d’autoconsommation et de partage dans les villages où le troc reste une pratique courante.
Dans cette zone, l’enquête nationale de démographie et santé (Lao PDR, 2012) a identifié en 2011 un fort taux de malnutrition chronique pour les enfants de moins de 5 ans (53,2%), et des taux de malnutrition aiguë inquiétants (21,2% de malnutrition aigüe globale et 9,2% de malnutrition aigüe sévère) ce qui a conduit le Programme Alimentaire Mondial (PAM) à mettre en place un programme de supplémentation nutritionnelle entre 2012 et 2015 en vue d’accompagner la nutrition des femmes enceintes et allaitantes ainsi que des nourrissons et jeunes enfants jusqu’à leurs 24 mois – dans la période dite ‘des mille jours’ (PAM, 2016).
Nous nous sommes appuyés sur ce programme pour identifier la province dans laquelle interroger des personnes en charge de l’enfant et notamment leurs mères, afin de cerner leurs ressentis et perceptions sur l’alimentation et le développement de l’enfant, et la façon dont elles décrivent ces derniers. Cette étude n’est pas une évaluation du programme déployé par le PAM.
Méthodologie
Cette recherche émane d’une collaboration tripartite de type public-privé, établie de fin 2019 à mi-2021, entre un chercheur indépendant en Sciences Humaines, la Faculté de Santé Publique-Université médicale de Vientiane au Laos et le Groupe Nutriset.2
Une phase de recherche bibliographique a été réalisée en amont, en vue d’élaborer les questions de recherche et de rédiger le projet de recherche, ainsi qu’une phase de conception et de test de la trame d’entretiens. Le protocole de l’étude a obtenu une autorisation de recherche du Comité d’Ethique de l’Université des Sciences de la Santé en juin 2020.
La phase de terrain et de collecte de données a eu lieu en décembre 2020 par trois chercheurs3 dans six villages4 de la province de Luang Namtha. Elle a reposé sur la conduite d’entretiens semi-directifs (individuels et en groupe) à partir d’une trame de 55 questions articulées autour de huit thèmes couvrant l’alimentation de la femme enceinte et l’alimentation et le développement de l’enfant.
Comme le montre le tableau 1, les entretiens ont été réalisés auprès de 121 informateurs clés impliqués, de près ou de loin, dans la garde de l’enfant au moment de la mise en œuvre du programme du PAM5. La majorité (87 personnes – 57 femmes et 30 hommes) étaient des parents ou grands-parents en charge du soin de l’enfant et exerçant une influence sur son alimentation ; 27 personnes étaient considérés comme des autorités villageoises (volontaires de santé villageois, matrones ou accoucheuses traditionnelles, membres de l’Union des Femmes Lao, guérisseurs); et sept personnes étaient issues du personnel gouvernemental des services de santé. La base d’échantillonnage était le village avec une tentative d’avoir une représentation des différents groupes ethniques dans les villages multiethniques.
Tableau 1 : Informateurs clés
Des entretiens individuels et des discussions de groupe ont été organisés afin de favoriser une dynamique interactive et de recueillir les données selon une approche plus spontanée. Les entretiens ont été menés en langue Lao, ou avec un interprète traducteur dans certains villages non-laophones.
Les données constituées du recueil des verbatim ont ensuite été analysées et regroupées par thèmes selon les catégories « alimentation de la femme enceinte puis allaitante et de son nouveau-né » et « l’alimentation de l’enfant et son développement ». Le traitement et l’analyse des données sont présentés dans les Résultats.
Nos données de terrain abordent ce que représente l’enfant en bonne santé, des points de vue de son alimentation et de son développement. Bien que les données collectées aient été plus étendues, les résultats rapportés ici se limitent aux principales caractéristiques de l’alimentation infantile ainsi qu’aux descriptions de l’enfant qui suit un « bon » développement.
Résultats
Les principales caractéristiques de l’alimentation de l’enfant en contexte Nord-Lao
Il est ressorti des entretiens que, selon la conception ancestrale, l’allaitement de l’enfant doit se poursuivre jusqu’à ce qu’il marche et qu’il puisse commencer à manger d’autres aliments avec l’apparition de ses dents. La diversification alimentaire commence avec le riz, qui est doté d’une dimension symbolique et religieuse forte : le riz est en effet perçu comme « bon pour les enfants, il leur donne de l’énergie et les rend forts ».6
Les ressources alimentaires animales et végétales provenant directement de la nature étaient associées à des bienfaits multiples, comme ‘donner de la force’. L’alimentation d’origine naturelle était mise en opposition avec celle relevant de l’agriculture intensive ou de l’agro-industrie.
« Je veux que mon fils soit grand et je souhaite qu’il ait le plus de fruits et de produits naturels possible, et de la viande d’animaux sauvages » - , extrait d’entretien avec une mère Lamet
Bien que la diversité alimentaire est aussi apparue comme primordiale, sa mise en pratique dépendait de la disponibilité des ingrédients cultivés et/ou cueillis.7 Il est aussi apparu que l’attention portée à la façon dont l’enfant se nourrit s’amenuisait avec l’avancée en âge de l’enfant.
L’enfant et son développement
En réponse à la question : « comment décrivez-vous un enfant en bon développement », les qualificatifs recueillis étaient majoritairement de l’ordre de son apparence physique : l’enfant est « de grande taille », « fort »,8 voire « gros », ou « costaud ». L’embonpoint, voire la grosseur, étaient considérés comme un signe de santé et de bien-être, la force représente une qualité en milieu montagnard.
« Sa peau n’est pas froissée », « l’enfant est beau », ou « il a beaucoup de cheveux » -- faisaient références aux qualificatifs d’ordre esthétique ressortis des entretiens
L’enfant « complet » a souvent été décrit comme l’opposé de l’enfant malnutri. Dans la section « leçons apprises », nous abordons les notions de l’enfant ‘bien développé’ et de l’enfant ‘complet.’
Quelques informateurs clés ont fait référence à l’aspect comportemental de l’enfant : deux mères ont mentionné le bon caractère de l’enfant et le fait qu’il ne pleure pas. Aussi, les aptitudes physiques de l’enfant, comme ‘marcher pendant longtemps’, ‘courir’ ou ‘sauter loin’ ont été évoqués.
En village Lahu, un père a mentionné la socialisation de l’enfant et le fait de jouer avec les autres et de ne pas rester seul. Deux mères ont fait référence au bon caractère de l’enfant, à sa bonne humeur et au fait qu’il ne pleure pas.
Du point de vue de son apprentissage scolaire, seulement cinq répondants (notamment des hommes des villages Khmu) ont cité les facultés intellectuelles de l’enfant, décrivant un enfant bien développé comme ayant un « bon cerveau » et étudiant bien.
Discussion et leçons apprises
Analyse des résultats
Nous avons questionné la perception du développement de l’enfant selon une approche anthropologique compréhensive qui intègre le fait que l’alimentation contribue à la construction de l’enfant dans sa dimension sociale et biologique, articulant un ensemble de facettes sensorielles, émotionnelles et symboliques (Bouima, 2021), plutôt que par le prisme plus classique de l’anthropométrie, ou par celui des « standards internationaux », à caractère universel. L’UNICEF a par exemple conçu l’indice de développement du jeune enfant (IDJE) (Lao PDR, 2012).9 Les chercheurs Forssman et al (2017) ont développé une méthode d’évaluation du développement cognitif s’affranchissant des contextes économique, culturel ou éducationnel de l’enfant. Les outils existants se basent essentiellement sur des examens psychologiques ou de motricité de l’enfant.
Dans cette étude, nous avons choisi de prendre un angle différent et d’approcher le développement de l’enfant en recueillant et analysant les verbatims des personnes les plus proches de l’enfant. Notre approche a tenté d’identifier de nouvelles formes d’« indicateurs » d’ordre qualitatifs, décrivant le développement d’un enfant. L’exploration de certains aspects de la perception des liens potentiels entre alimentation et développement de l’enfant est abordée, tout en étant conscients de la pluridimensionnalité du développement de l’enfant et notamment de l’importance des dimensions affective et spirituelle.
Leçons apprises
Nous avons pu mesurer la complexité d’aborder le concept de développement de l’enfant par la sémantique, et l’importance de « parler le même langage » au-delà de la traduction. Il est par exemple ressorti que le terme « développement » est majoritairement compris comme le développement d’infrastructures.
En langue Lao, l’enfant considéré comme ‘complet’, qui suit un ‘bon développement’ est désigné par le terme somboon. Ce terme vient de ‘Sampurna’ en langue Sanskrit qui fait référence à une forme de plénitude ou d’abondance, ce qui pourrait être traduit littéralement par l’enfant « complet », « épanoui ». Nous avons constaté que ce terme, apparu lors de la préenquête, est repris et véhiculé dans certaines autres langues des groupes ethniques inclus dans l’étude.
Le concept même de « développement de l’enfant » n’était pas familier aux personnes interrogées. L’évolution de l’enfant n’est en effet pas perçue de manière linéaire dans le mode de pensée du Nord Lao. Cependant, les parents pouvaient rendre compte de ce qui fait un bel enfant ou un enfant admirable (sa peau, son poids, sa taille, sa vivacité ou son intelligence, sa capacité à reproduire les codes sociaux et à socialiser, et la bonne santé) et dans quelle mesure la nourriture y contribuait. Le recours au terme vernaculaire de somboon est apparu comme un sésame pour aborder ce sujet.
Nous avons pu également constater comment les parents, mus par le souci d’avoir un enfant « complet », mettaient en place des stratégies alimentaires dans un contexte de relative précarité et d’insécurité alimentaire. Certains aliments étaient dotés d’une grande charge affective ou symbolique, notamment les produits issus de la nature et de la forêt, traduisant une forme de symbiose entre ces populations et leur environnement.
Limites de la recherche
L’étude n’a pas abordé les spécificités et croyances culturelles de chacun des quatre groupes ethnolinguistiques10 qui aurait pu revêtir un caractère sensible dans ce contexte de minorités ethniques.
Aussi, nous aurions souhaité pouvoir approfondir, dans la lignée des travaux de Natacha Collomb (2010 et 2011) au Nord du Laos, le rôle et la place du cœur et des émotions dans l’apprentissage et dans le développement de l’enfant,11 ce qui aurait nécessité une mission plus longue.
Obstacles majeurs
L’accessibilité des villages était difficile car certaines routes étaient bloquées pendant la saison des pluies. Les périodes de restriction de mobilité dues à la pandémie de covid-19 qui ont jalonné l’année 2020 ont aussi retardé la mise en place de la collecte des données.
Un autre obstacle important est lié à notre méconnaissance des langues vernaculaires, nécessitant la présence d’un traducteur non professionnel issu de la communauté. Aussi, certaines mères ont exprimé de la timidité ou de l’embarras lors de l’entretien. Enfin, le chercheur référent de l’étude étant un homme de nationalité étrangère a pu constituer un biais dans la conduite des entretiens, bien qu’il ait été accompagné de deux femmes lao.
Conclusion
Dans un contexte rural d’insécurité alimentaire et d’isolement relatif des populations, nous avons tenté d’apporter quelques éléments de connaissances sur la façon dont les parents perçoivent la croissance et le développement de l’enfant en rapport avec son alimentation. Les populations déplacées de Luang Namtha se réfèrent aux connaissances ancestrales d’un régime basé sur une alimentation diversifiée et d’origine naturelle, vertueux pour l’enfant. Aussi, les parents qualifient un enfant bien développé de somboon, un terme qui révèle son épanouissement, son développement sain, sa force et sa bonne santé, conditions qui apparaissent comme nécessaires dans un milieu de forêts et de montagnes. Les traits esthétiques de son visage et de sa peau ont également été mis en avant, ainsi que sa socialisation et son éducation scolaire.
Ces éléments confirment la nécessité de prendre en compte le développement de l’enfant de façon holistique. D’après Shonkoff et Philips (2000), la croissance physique, l'alphabétisation et le calcul, le développement socioaffectif et la volonté d'apprendre sont des domaines vitaux du développement global de l'enfant. Au-delà d’une approche davantage centrée sur la cognition ou le développement cérébral, d’autres aspects relevant de l’émotionnel et de l’affectif sont mis en avant par les travaux de Natacha Collomb. Il apparaît également important de pouvoir approfondir la contribution de la dimension spirituelle à l’épanouissement de l’être, ici dans un contexte de sociétés animistes.
En termes de recommandations, nous tenons à souligner l’importance de la démarche compréhensive et des apports anthropologiques préalables à la mise en place de programmes nutritionnels d’intervention, en vue de définir des stratégies adaptées aux spécificités de chaque contexte, à la culture et aux relations sociales. Par cette étude, nous avons pu mettre en exergue l'importance de la nourriture naturelle dans une dimension à la fois symbolique et nutritive, qui ne saurait être négligée dans la mise en œuvre de programme nutritionnels ou l'offre de solutions nutritionnelles.
Pour plus d’information, veuillez contacter Sophie-Anne Sauvegrain à sasauvegrain@nutriset-dev.fr
Références
Bouima S (2021) De l’identité au soin, regard socio-anthropologique sur l’alimentation [A socio-anthropological look at food, from identity to care]. Revue de l'infirmiere, 70(274), 22–24. https://doi.org/10.1016/j.revinf.2021.07.005
Collomb N (2010) Nourrir la vie, éthique de la relation de soin chez les T’ai Dam du Nord Laos. Une étude de la notion polysémique de lien. Mousson n° 15, 2010 pp 55-74. https://journals.openedition.org/moussons/249
Collomb N (2011) « Ce que le cœur sert à penser. Fondements corporels de la cognition, des émotions et de la personnalité chez les T’ai Dam du Nord Laos », L’Homme – Revue française d’anthropologie. N°97I-2011. Des Tsiganes impossibles.
Forssman L, Ashorn P, Ashorn U & et al (2017) Eye-tracking-based assessment of cognitive function in low-resource settings. Archives of disease in childhood, 102(4), 301–302. https://doi.org/10.1136/archdischild-2016-310525
Lao PDR (2012) Lao Social Indicator Survey (LSIS) 2011-12 (Multiple Indicator Cluster Survey / Demographic and Health Survey). https://dhsprogram.com/pubs/pdf/FR268/FR268.pdf
PAM (2016) Country programme Laos (2012-2017) Standard Project Report 2016, World Food Programme in Lao People’s Democratic Republic https://docs.wfp.org/api/documents/c7789460b15d4a6bbf0e6c7c861c2c51/download/
Shonkoff, J et Phillips, D (eds) (2000) Des neurones aux quartiers : la science du développement de la petite enfance. Comité sur l'intégration de la science du développement de la petite enfance, Conseil national de la recherche, 2000 ; Fonds des Nations Unies pour l'enfance, Early Moments Matter, UNICEF, New York, septembre 2017.
1 Les quatre groupes ethnolinguistiques sont : les Akha, les Lahu, les Khmu et les Lamet
2 Nutriset est un acteur privé dans le domaine de la lutte contre la malnutrition.
3 Deux femmes lao et un homme français
4 Les six villages de cette étude sont : Huaythumay, Phothorkao, Phonesamphan, Phoulet, Donemay et Namsieu
5 Les enfants étaient âgés de 6 mois à 2 ans lors de la mise en œuvre du programme (2012-2015), ce qui signifient qu’ils avaient entre 5 et 10 ans au moment de la collecte des données.
6 Autrefois, le riz était prémâché par la mère, avant d’être donné à l’enfant avant que des campagnes d’hygiène ne découragent cette pratique
7 Exemples d’alimentation diversifiée : céréales (riz, maïs), viande (porc, écureuil, canard, poulet), poissons, œufs, légumes (taro, manioc, légumes verts, cucurbitacées…) et fruits (fruits du palmier, ananas, bananes, ramboutan, oranges, pommes…)
8 Le terme « fort » fait aussi bien référence au sens de la force physique que de la forme enrobée du corps
9 L’IDJE se compose des quatre domaines suivants : alphabétisme et capacité de calcul, capacité physique, aspects socio-émotionnel et apprentissage.
10 Akha, Lahu, Khmu et Lamet
11 En contexte Tai’Dem, au-delà du rôle du cœur dans l’apprentissage, le ressenti du cœur permet selon la tradition l’identification des aliments bons pour la santé et ceux qui sont des aliments tabous.